LA PRESSE EN HAÏTI

Quand l’aide vient de la population

GRAND-GOÂVE, Haïti — Ils sont chauffeur de tap-tap, technicien vétérinaire, agriculteur, infirmière, électricien, enseignante, ferblantier. Il y a 10 ans à peine, aucun d’eux ne savait ce qu’était la santé mentale. L’expression est d’ailleurs inexistante en créole. Le concept, inconnu. Aujourd’hui, ils forment une escouade d’intervenants communautaires engagés. Leur nom d’opération : Grosame. Supervisés par des professionnels montréalais, ils offrent des services d’intervention psychosociale et de sensibilisation à la santé mentale. À la mesure de leurs compétences.

En Haïti, il faudrait 400 ans pour que la proportion de psychiatres par habitant atteigne celle qui existe actuellement au Québec, indiquent des chercheurs québécois dans la Revue haïtienne de santé mentale. Les psychologues sont peu nombreux et leur formation, parfois déficiente. Et malgré la récente publication d’une politique en santé mentale, Haïti n’a pas les moyens de financer un système de santé mentale à l’occidentale, notent les auteurs.

Face au manque flagrant et persistant de ressources en santé mentale et à la présence éphémère des ONG, il faut penser les choses autrement. Pour le Dr Frantz Raphaël, médecin montréalais d’origine haïtienne, la solution est claire : à défaut d’un nombre suffisant de professionnels sur le terrain, il faut former des « aidants naturels » pour offrir des soins en première ligne, pour stopper la stigmatisation. Il faut miser sur la participation citoyenne.

« En Haïti, si on n’est pas fou, on ne peut recevoir de l’aide en santé mentale », explique le Dr Raphaël, rencontré à son bureau du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) de Saint-Léonard et Saint-Michel.

« On ne traite qu’en troisième ligne, quand la maladie est sévère. Encore là, les soins sont inadéquats et insuffisants. La psychiatrie doit être à la portée des gens et doit correspondre à leurs besoins. »

— Le Dr Frantz Raphaël

DES AIDANTS MOTIVÉS

Ayant quitté Haïti dans les années 70, le Dr Frantz Raphaël s’est toujours juré d’aider son pays natal, malgré la distance. Les années ont filé et, malgré les obstacles, le projet s’est peu à peu concrétisé. En 2006, il était de passage chez son frère, Serge Raphaël, à Grand-Goâve. Il y a convié des leaders appréciés dans leur milieu. De là-haut, sur la colline, la vue sur la mer azur est splendide. Les conditions de vie tranchent néanmoins avec la beauté du paysage. En trame de fond : chômage et oisiveté, dépendance à l’alcool et aux drogues dès l’enfance, prostitution et violence familiale. Dans cette commune de 125 000 habitants, jusqu’à 86 % des parents utilisent le châtiment corporel comme méthode éducative.

Sans trop savoir dans quoi ils s’embarquaient, tous les invités ont accepté le défi : démarrer un réseau informel communautaire en santé mentale. Pendant six ans, ils ont agi sans moyens, de façon bénévole. Déterminés, ils ont parfois travaillé jusqu’à 12 heures par jour. « Je salue leur engagement haut et fort, insiste le Dr Raphaël. Quand on manque soi-même de nourriture et que, faute d’argent, les enfants ne vont pas à l’école, faire du bénévolat en Haïti est un geste héroïque. »

Sur place et par Skype, ces aidants ont reçu des formations données par des professionnels montréalais, dont le psychologue Yves Lecomte, directeur du diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en santé mentale de la TELUQ, et la travailleuse sociale Béatrice Chenouard, du CSSS de Saint-Léonard et Saint-Michel. « On a mis en place une formation en relation d’aide, il fallait transmettre l’essentiel. On a dû leur montrer ce qu’est l’écoute, la confidentialité, le respect, dit Mme Chenouard. On n’a pas formé des médecins et des psychologues, mais des gens qui peuvent désamorcer des conflits familiaux, identifier les situations de crise, reconnaître les symptômes de maladie mentale et orienter les gens adéquatement. »

UN NOUVEAU SOUFFLE

Essoufflés et parfois dépassés, les aidants ont reçu un coup de pouce apprécié en 2013, grâce à une subvention de Grands Défis Canada. La TELUQ y a développé un projet de recherche-action de 2013 à 2015 axé sur la prévention de la violence familiale, un enjeu crucial. Les aidants, désormais rémunérés, sont ainsi devenus des intervenants communautaires. Grosame a également pu embaucher un psychologue à temps plein et un assistant, tous deux formés en France, afin d’épauler les intervenants et de prendre la responsabilité des consultations plus délicates.

« Nous avons reçu une fillette victime d’une agression sexuelle par un jeune homme de 16 ans. Nous lui avons offert un suivi psychologique et l’avons accompagnée auprès de la justice, raconte le psychologue Fanel Benjamin. Nous avions rencontré ce garçon six mois avant le viol, il a un retard intellectuel sévère et il se faisait constamment embêter. Il n’y a pas de structure spécialisée dans le milieu, on avait recommandé de trouver un endroit où le placer. »

La présence de Grosame permet d’offrir une solution de rechange, voire complémentaire, aux guérisseurs traditionnels et à la religion, selon Fanel Benjamin. De plus en plus de gens en détresse osent frapper à la porte de Key Fanmi (maison de la famille), point d’ancrage de Grosame.

« Nos interventions aident à prévenir les hospitalisations en psychiatrie à Port-au-Prince et permettent aux patients hospitalisés une réintégration plus harmonieuse dans le milieu. »

— Le psychologue Fanel Benjamin

Un partenariat a d’ailleurs été établi avec le Centre psychiatrique Mars and Kline, à Port-au-Prince.

Avec la fin du projet de recherche de la TELUQ, l’avenir de Grosame est compromis, tout comme le salaire des intervenants. Sur place, on croise les doigts pour que la subvention de Grands Défis Canada soit renouvelée, pour que le projet atteigne une maturité. En attendant, on gratte les fonds des tiroirs, on vend des nappes brodées, on compte sur des donateurs. Professeure de psychologie à l’UQAM, Sophie Gilbert pilote le projet. « On aimerait poursuivre la recherche pour consolider les services offerts, augmenter le nombre d’intervenants et améliorer leur formation. On veut tisser des liens avec les établissements de santé, ouverts à former leurs professionnels. » Plus que tout, on veut montrer aux intervenants comment aborder les bailleurs de fonds en Haïti, afin d’assurer la pérennité de Grosame, sans dépendre de l’aide internationale.

Une fois bonifié, le projet sera facilement transposable à d’autres régions, croient ses instigateurs. « On a le devoir de ne pas laisser aller les choses, indique le Dr Frantz Raphaël. Si le gouvernement ne remplit pas son rôle à cause d’un manque ou d’une mauvaise gouvernance, c’est à la société civile de s’organiser […]. La santé mentale pour une nouvelle Haïti sera reconstruite par la base, de la fondation aux étages supérieurs. » Trop longtemps négligée, la santé mentale des Haïtiens fait partie de la solution pour sortir le pays du chaos, insiste-t-il.

LA SANTÉ À GRAND-GOÂVE

5 établissements de santé, dont 1 hôpital

5 ONG

13 églises

50 houngans (prêtres vaudous)

GROSAME EN CHIFFRES (sur 2 ans)

10 intervenants

804 parents participants aux ateliers de compétences parentales

300 visites dans 60 nouvelles familles

219 écoliers de 8 écoles dans le programme Zippy

184 consultations individuelles

60 émissions de radio Grosame en ondes

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